Dans l'imaginaire des contemporains se nouent les interrelations entre les mémoires individuelles ou collectives du passé, la perception du présent et la vision de l'avenir. Dans ces mémoires intervient l'image, le mythe, ou mieux le légendaire avec ses stéréotypes, négatifs ou positifs, légendaire qui s'est structuré à partir des médias comme de la tradition orale.
Christophe Boussemart, L'échappée belle (1986)
La quête de l'identité est une quêtede fantômes. La recherche scientifique a du mal à délimiter la description destraits principaux d'un phénomène. Dès qu'elle essaie de formuler des critèrespertinents avec lesquels elle pourra tracer les lignes de distinction, elle seretrouve devant un phénomène déjà transformé. Car il n'existe pas de faitssociaux stables. Les constantes ne sont que des outils mathématiques. Il fautalors avouer que les phénomènes sociaux ont une nature changeante. Ce n'est pasfinalement très désespérant. En laissant la quête de fantômes, on pourra quandmême continuer avec la poursuite desreprésentations : les images, les traces écrites, les récits. C'estavec leur aide qu'on pourra sinon dessiner un tableau, au moins faire uneesquisse du phénomène choisi.
J'ai commencé ma recherche sur les représentations de la région de Nord-Pas-de-Calais et ses habitants impressionnée par l'intérêt excessif que le film de Dany Boon Bienvenue chez les Ch'tis a créé. Au début de mon étude je ne possédais pas d'axes de comparaison avec d'autres films sur la région. L'histoire de la région m'était aussi inconnue. Je représentais une véritable tabula rasa : sans présupposés ou interprétations personnelles. Le seul atout que je possédais était le rapport de distance. La neutralité est considérée comme pertinente de point de vue scientifique. Le sociologue Alfred Schutz écrit dans son livre L'étranger (Schutz, 2003 :16) que le point de vue de l'extérieur est une ressource considérable. L'étranger ne pourra jamais devenir un des hommes de l'intérieur, mais il pourra pourtant donner un point de vue distinct, même parfois inadmissible par le groupe. Finalement c'est par l'égard d'autrui qu'on arrive à se connaître.
Comme une étrangère en France, j'ai regardé le film de Bienvenue chez les Ch'tis avec un fort intérêt. C'était un accès primaire à la culture et aux spécificités régionales, une image possible, mais pas la seule. En plus, je n'avais aucune idée quant à la question de savoir si cette image correspondait à la réalité. C'est ainsi qu'est née ma curiosité. Curiosité d'une étrangère, mais aussi d'une étudiante en études culturelles. Les deux ont réveillé l'esprit cherchant. Puis une multitude de questions sont apparues : Qui sont les « Ch'tis » ? D'où provient leur nom et quelle langue régionale parlaient-ils, si ce n'est pas ‘le bon français' ? Quel était leur passé historique ? D'où proviennent tous ces préjugés négatifs par rapport à la « Ch'ti culture » et la région du Nord? Et finalement est-ce que ce film arrive à combattre ces derniers ?
Pour commencer, on ne peut pas parler de façon absolue des identités régionales. Il faut s'en remettre à la manière dont elles sont produites, décrites et utilisées par les acteurs sociaux pour ainsi mieux découvrir les structures profondes cachées. Dans cet àrticle deux types de représentations des « Ch'tis » seront confrontées : celles produites par eux-mêmes et celles imposées de l'extérieur. Mon point de départ est le film Bienvenue chez les Ch'tis, mais on va aussi se pencher sur la presse régionale à partir d'un composé d'articles de La Voix du Nord (de février 2008 jusqu'à juillet 2008), l'histoire régionale et la littérature en Ch'ti. Pourtant, il n'existe pas une identité régionale stable des gens du Nord-Pas-de-Calais et des gens de Flandre ou le film fut filmé.
Je pourrais tracer un parallèle entre tous ces questions et la motivation du scénariste du film Dany Boon :
L'idée de Bienvenue chez les Ch'tis est partie de mon enfance et de la vision de ceux qui ne connaissent pas le Nord-Pas-de-Calais et qui avaient la plupart du temps une vision négative de la région ... . D'où l'envie de faire une comédie très humaine, dont le personnage principal, qui n'est pas originaire du Nord, va découvrir la culture ch'timi, l'environnement ch'timi, l'humanité des gens du Nord, le sens d'accueil, du partage, la générosité.
(Préface de la bande dessinée du film, sortie en septembre 2008)
Deux axes d'interprétations différents se forment: celui des habitants de la région et celui des autres, de l'extérieur. Les deux points de vue ne s'accordent pas. Ils mènent à la problématique autour de la double nature de l'identité.
Avec le succès inattendu dans tout l'hexagone et à l'étranger (plus de 2 millions d'entrées en France), le film de Dany Boon sort du champ proprement cinématographiques et se transforme en phénomène de société. C'est ce phénomène qui constitue le cœur de notre recherche. L'événement le plus important autour du film est qu'il fut choisi pour la promotion de l'image de la région de Nord-Pas-de-Calais. Le président du Conseil régional de Nord-Pas-de-Calais Daniel Percheron estime que « le film est un formidable outil de communication de la Région. ». La question qu'on se pose est alors que se passe-t-il quand on relie ainsi le récit cinématographique au récit politique ?
Pour pénétrer dans cette problématique on propose un axe temporaire qui distingue les événements postérieurs au film des événements antérieurs au film. De cette manière, on délimite les représentations de la « Ch'ti culture » inspirées par la médiatisation du film et les représentations déjà existantes dans les récits de l'histoire régionale.
Cadre théorique
Le sociologue Claude Dubar dans son livre La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, décrit l'identité sociale comme un échange : « une transaction interne à l'individu et une transaction externe entre l'individu et les institutions avec lesquelles il entre en action » (Dubar, 1991:76). C'est pourquoi l'identité n'est pas un phénomène stable et défini, mais plutôt une transformation permanente. Même plus: ni l'Etat, ni la région ne puissent pas assurer la continuité nécessaire des identités sociales.
L'identité est le résultat à la fois stable et provisoire, individuel et collectif, subjectif et objectif, biographique et structurel, des divers processus de socialisation qui, conjointement, construisent les individus et définissent les institutions. (Dubar, 1991, 111)
Ainsi l'approche sociologique de Dubar lui permet d'interpréter les processus identitaires par la socialisation. L'individu ne peut pas se connaître, avoir une idée « isolée » de soi, s'il n'entre pas en contact avec les autres. « L'identité pour soi » et « l'identité pour autrui » sont en échange permanent et parfois même problématique. Selon Dubar, ils sont inséparables car:
l'identité pour soi est corrélative d'autrui et de sa reconnaissance : je ne sais jamais qui je suis que dans le regard d'autrui ; problématiques puisque l'expérience de l'autre n'est jamais directement vécue par soi (...) en sorte que nous comptons sur nos propositions pour nous renseigner sur l'identité qu'autrui nous attribue... . Or, toutes nos communications avec les autres sont marquées par l'incertitude (Dubar, 1991, 112).
Le sentiment d'incertitude est du à différentes interprétations possibles. L'individu ne peut jamais arriver à recevoir une image cohérente des pensées d'Autrui. Il peut seulement en deviner. De cette manière la dimension subjective de l'analyse met le point sur le vécu, les récits différents, les images. Finalement, Dubar trace les vastes champs des créations identitaires. Ces champs couvrent les diverses interprétations par rapport à l'individu : « l'identité pour soi construite », « l'identité sociale héritée », mais aussi « l'identité pour Autrui conférée ». La juxtaposition de ses diverses constructions, le rapprochement des esquisses multiples peut engendrer des conflits.
L'individu lui-même peut refuser le point de vue extérieur; il peut remettre en cause les identités antérieurement acquises ou construites. Erving Goffman propose une distinction qui se rapproche de celle de Dubar : il différencie les « identités réelles » (celles que l'individu se donne à lui-même) des « identités virtuelles » (celles qui lui sont attribuées par les autres). Les deux ne coïncident pas nécessairement et demandent des stratégies de sort à en réduire l'écart.
Goffman utilise un concept pertinent pour désigner les identités attribuées par les autres. L'étiquetage (labeling) est une production d'identités prédéfinies, « un processus d'attribution de l'identité par les institutions et les agents directement en interaction avec l'individu » (Goffman, 2001:63). C'est important de noter que l'étiquetage est dû à une interaction entre l'individu et le groupe, et pas seulement une « image définitive d'en haut ». Pour conclure, la relation entre les identités héritées, acceptées ou refusées par les individus et les identités visées dépend des modes de reconnaissance. Tout cela représente un acte de coopération et co-construction des différentes représentations.
Approche du phénomène Bienvenue chez les Ch'tis
Dans cet article nous considérons la comédie Bienvenue chez les Ch'tis comme une forme de manifestation culturelle. Le scénariste Dany Boon a comme but de montrer aux Français des autres régions « la culture Ch'ti » qu'ils ne connaissent pas forcément bien. Cela ne va pas dire qu'il fera un portrait idyllique des gens du Nord. Dany Boon va plutôt utiliser les préjugés de l'extérieur et les pousser à l'extrême pour les surmonter. La question se posera de savoir si le film arrive vraiment à dépasser l'image négative de la région et à la modifier.
D'abord, il faut bien définir les origines du nom « Ch'ti ». Selon le linguiste Guy Dubois l'expression remonte à la Première guerre mondiale (1914-1918). Les soldats de toutes les régions de France se retrouvent au cœur du conflit. Ils se donnent des surnoms, comme autant de signes distinctifs, selon les terres d'origine. En fait, les militaires des autres régions distinguent ceux du Nord-Pas-de-Calais par leur manière différente de parler. Ces derniers mettent le son ‘ch' devant la plupart des noms et disent ‘mi et ti', et non ‘moi et toi' (traits caractéristiques du patois régional). C'est pourquoi en les voyant, les soldats se disaient « Ah, ce sont les ‘ch-est-ti' ‘ch-est-mi' », ce qui devient plus tard ‘Ch'timi' et, en version courte ‘Ch'ti'. Finalement l'expression « Ch'tis » va distinguer les habitants de la région Nord-Pas-de-Calais, et le ch'ti - le patois parlé par ces derniers.
Ce parler régional ch'ti n'a pas le statut d'une langue à part entière. Il est une sorte de patois de la langue picarde. C'est une langue d'oïl qui est issue, comme le français, de la langue romane, et donc du bas latin. Il est nécessaire de préciser que le picard n'est pas une déformation du français. Abandonné comme langue littéraire après le 16ème siècle, le picard subsiste aujourd'hui dans des formes différentes et des parlers populaires locaux. Cette langue est encore parlée en France dans les régions Nord-Pas-de-Calais et Picardie, et dans les villes frontières de Belgique.
Méthodologie
Pendant mon séjour en France j'ai réalisée une observation de terrain sur certaines des pratiques culturelles de la région: la braderie de l'Art à Roubaix (décembre 2008), les carnavals de Bailleul et de Dunkerque (février 2009) ; la parade des Géants à Tourcoing (mars 2009), la parade de Géants marionnettes à Lille (mars 2009), le carnaval de Bergues (mars 2009). Un point crucial de la recherche consistera dans les observations à Bergues, incluant le « Ch'ti tour », l'Office de tourisme, le beffroi, des restaurant locaux « ch'ti» et des magasins pour produits-souvenirs « ch'tis».
La méthodologie appliquée est descriptive, avec une approche anthropologique qui essaie de retracer un phénomène plutôt que de le qualifier. Cette démarche ne prétend pas à l'exhaustivité, car le terrain de recherche reste vaste.
Le film Bienvenue chez les Ch'tis
Le tournage de Bienvenue chez les Ch'tis s'effectue en mai et juin 2007 dans plusieurs villes : Bergues, Bruyau-la-Brussière, Lille, Lens. A travers son scénario :
Philippe Abrams est directeur de la poste de Salon-de-Provence. Il est marié à Julie, dont le caractère dépressif lui rend la vie impossible. Pour lui faire plaisir, Philippe fraude afin d'obtenir une mutation sur la Côte d'Azur. Mais il est démasqué: il sera muté à Bergues, petite ville du Nord. Pour les Abrams, sudistes pleins de préjugés, le Nord c'est l'horreur, une région glacée, peuplée d'êtres rustres, éructant un langage incompréhensible, le « che-te-mi ». Philippe ira seul. A sa grande surprise, il découvre un endroit charmant, une équipe chaleureuse, des gens accueillants, et se fait un ami : Antoine, le facteur et le carillonneur du village, à la mère possessive et aux amours contrariées. Quand Philippe revient à Salon, Julie refuse de croire qu'il se plait dans le Nord. Elle pense même qu'il lui ment. Pour la satisfaire et se simplifier la vie, Philippe lui fait croire qu'en effet, il vit un enfer à Bergues. Dès lors, sa vie s'enfonce dans un mensonge confortable : quinze jours durant, il s'éclate dans le Nord en compagnie d'Antoine, et un week-end sur deux, il se fait câliner par sa femme qui surmonte peu à peu sa dépression. Tout va bien, jusqu'au jour où Julie décide de rejoindre Philippe à Bergues pour mieux l'aider à traverser ce qu'elle croit être une épreuve. Philippe est obligé d'avouer à Antoine et son équipe qu'il les a décrits comme des barbares à son épouse. Il les supplie de se comporter comme tels pour couvrir son mensonge et effrayer Julie afin qu'elle reparte très vite. De mauvaise grâce, les employés de Philippe se prêtent à la mascarade et font passer à Julie le pire séjour de sa vie. |
Le succès du film à l'étranger : l'inscription étonnante d'une comédie régionale dans un contexte culturel différent
Le succès du film déborde les limites de l'hexagone et commence son curieux voyage à l'étranger. La distribution de Bienvenue chez les Ch'tis s'effectue au plusieurs pays qui ne sont pas forcément francophones : outre le Québec, il voyage en Allemagne, en Italie, en Espagne, en Portugal, en Australie, en Indonésie et autres.
Le rapport avec l'Amérique est différent, du point de vue culturologique. En traversant l'Atlantique, le film traverse aussi des codes culturels différents. Il n'est pas évident pour une comédie régionale de passer aussi bien en Amérique qu'en Europe. Pourtant, Bienvenue chez les Ch'tis fut invité au 12e festival du film français à Los Angeles City of lights, City of Angels en avril 2008. L'avant-première en Amérique attire environ 700 personnes et finit par réception d'accueil très favorable du public. Il existe pourtant des difficultés de type culturel. Le titre du film lui-même doit être changé, car le nom « Ch'ti » est incompréhensible pour le public américain. Alors, le film est appelé Welcome to the sticks. En fait, l'expression ‘stick' désigne quelqu'un qui vit à la campagne. Plus tard, ce nom provoquera des discussions sur les remakes possibles ; par exemple l'histoire d'un New Yorkais qui va à Texas.
Après avoir présenté la réception du film en France et à l'étranger, nous envisageons de décrire les changements qu'il a provoqué au niveau touristique, économique et culturel dans le Nord-Pas-de-Calais. Notre but sera de répondre à cette question répétée avec autant de persistance dans la presse régionale : est-ce que Bienvenue chez les Ch'tis constitue vraiment un phénomène de société ?
Bergues : comment une ville flamande devient « la nouvelle capitale symbolique des Ch'tis » ?
Bergues - lieu principal pour le tournage du film - ouvre une nouvelle page de son histoire : l'histoire de la capitale symbolique dås Ch'tis. Le paradoxe est qu'en fait Bergues se trouve en Flandre Maritime et pas dans la partie de la région de Nord-Pas-de-Calais. Quand on entre dans la ville et on regarde les panneaux touristiques à côté de la gare, il est bien écrit :
Bergues, l'autre Bruges de Flandres |
Une petite cité de caractère, encore entièrement corsée de remparts, blottie au pied de son beffroi et de la colline qui lui a donné son nom, Bergues Saint-Winoc est une de ces villes flamandes sur lesquelles le temps semble n'avoir pas d'emprise. La richesse de son patrimoine, sa gastronomie et son environnement sauront retenir le touriste de passage dans l'autre Bruges de Flandre. |
Cette petite ville flamande de 4 300 habitants va subir une mutation essentielle en devenant « le cœur des Ch'tis ». Ce phénomène me fut expliqué par le vice-président de l'office de tourisme Jacques Martel. Ce dernier fait un parallèle entre le destin de Bergues et celui d'une ville en Belgique - Dames :
C'est une ville qui fonctionne entièrement sur un personnage qui n'a jamais existé. C'est Till L'espiègle. Tout est consacré à lui, même un musée. Peu importe que ce personnage n'a jamais existé. Il y a un romancier du dix-neuvième siècle, qui a placé le personnage de Till L'espiègle à Dames, au seizième siècle, alors qu'en fait il est du treizième siècle et du Nord de l'Allemagne.
La ville flamande de Dames reprend cette histoire et mobilise ses forces symboliques au service du développement de la ville. Selon Jacques Martel, cette exploitation d'une image positive est justement le pont qui relie la ville belge Dames avec la ville française de Bergues. Il faut seulement trouver les bonnes voies pour faire vivre l'image dans la ville. Le vice-président espère que « le film permettra de véhiculer l'image de marque de la ville à l'extérieur », pourtant qu'il ne correspond pas tout à fait à son essentiel flamand.
Le tournage du film et le fameux « Ch'ti tour »
Dany Boon commence le tournage à Bergues en 23 mai 2007. Toute l'équipe du film y arrive avec huit camions d'équipement cinématographique. A cause de l'intérêt suscité par le film après sa sortie en salles, l'office de tourisme décide d'organiser un tour guidé suivant les lieux du tournage. Le premier « Ch'ti tour » est lancé le 8 mars 2008. La visite dure 1h30 et passe par la « vraie-fausse » poste du film, les rues du tournage nocturne, la maison de la mère d'Antoine (Line Renaud), la place de la République et finit devant le beffroi. Certains des milieux sont « authentiques », d'autres sont créés spécialement pour les besoins du film. Le milieu flamand se mélange avec le milieu ch'ti. Ils coexistent dans le film. Une preuve en est qu'on trouve dans certaines des scènes le drapeau jaune au lion de Flandres, emblème incontestable de la région flamande.
Donnons quelques exemples relatifs aux lieux de tournage: la « vraie-fausse » poste du film, située au 9 rue du Marché-aux-Fromages, est en fait une ancienne agence de distribution de l'entreprise Gaz de France. Construite en 1962 et désaffectée depuis 2006, Dany Boon la choisit pour tourner car il n'arrive pas à obtenir une autorisation pour tourner dans la « vraie » Poste de Bergues, située Grand-Place. Plus tard, avec le succès du film vient aussi la question de l'avenir de la poste-décor. Celle-là cause de nombreuses situations confuses : parfois les touristes n'arrivent pas à distinguer quelle poste est la vraie à cause des faux guichets et boîtes aux lettres. Le directeur de la poste de Bergues est alors obligé de mettre un panneau disant « Vous êtes bien dans la poste de Bergues ».
A part la poste, il y a d'autres scènes de tournage qui ne correspondent pas à des monuments réels de la ville. Le beffroi de Bergues, lieu symbolique du scénario, est filmé seulement de l'extérieur. Les scènes situées à l'intérieur du beffroi sont tournées dans un studio. Puis, les chansons sont jouées par le carillonneur douaisien Stefano Colletti. Il est professeur au Conservatoire régional de Douai, le seul conservatoire à enseigner le carillon. Ce fait provoque l'intérêt d'un journaliste anglais de Sunday times qui se penche sur l'histoire des carillons du Nord, et qui décrit aussi la décision de la Guilde des carillonneurs en France d'introniser Dany Boon comme membre d'honneur. Selon le président de l'association (Jean Pierre), le film de Dany Boon apporte un regard nouveau sur le carillon et réveille l'intérêt public.

L'intérêt renouvelé pour les beffrois est la raison pour laquelle le sculpteur de Béthune Alain Viseur décide d'en réaliser des miniatures en plâtre. Après la sortie du film, la demande du beffroi de Bergues augmente considérablement. Il devient le plus recherché parmi les vingt-trois beffrois du Nord-Pas-de-Calais et de la Somme, classées par l'UNESCO en juillet 2005.
Ces monuments ont été élevés pendant toute la période médiévale comme symboles de l'autorité et du pouvoir du magistrat urbain. Représentation de la liberté des marchands du Nord, ils gardent un statut primordial parmi les monuments architecturaux de la région. Le film de Dany Boon renforce le statut symbolique de la tour. C'est curieux que grâce au film, selon Jacques Martel, la reconstruction du beffroi de Dunkerque devienne une priorité. Ce projet a attendu une approbation pendant dix ans, approbation qu'il ne reçoit qu'après le film.
Un autre lieu de tournage « inventé » est la friterie « Momo » , car elle est d'origine de Hazebrouck. Dany Boon cherchait une vieille caravane de frites correspondant à ses souvenirs d'enfance et il la trouva à la société Hedimag (fournisseur des baraques Sensas). Juste avant le début du tournage la vieille caravane Sensas se transforme en friterie « Momo » dans les ateliers flamands. Selon son patron Jean-Paul Dambrine, « la friterie a un succès monstre » après la sortie du film.
L'intérêt pour le « Ch'ti tour » est impressionnant car de mars 2008 jusqu'au juin 2009 on reçoit 30 000 visiteurs selon le comptage de l'Office de tourisme. En fait, toute la ville de Bergues a changé d'ambiance et bénéficie encore de « l'effet ch'ti ».
Les bénéfices économiques de la vague « ch'ti »
La ville de Bergues connaît un considérable flux touristique. Selon Jacques Martel, on est passé de 30 000 à 120 000 personnes; « au niveau des montées au beffroi, on est passé de 1 520 montées par an à 36 574. Et au niveau des visites guidées par l'Office de tourisme : on est passé de 1600 à 27 000. » L'administrateur de l'Office de tourisme Marc Bourel indique que « le nombre de touristes est multiplié par six au mois de mai comparé à l'an dernier. » Il plaisante même sur le fait que « la sortie du film a gommé la baisse du tourisme en cas de mauvais temps ». Le forfait « Un weekend chez les Ch'tis » inclut une nuit dans l'hôtel de Bergues, le « Ch'ti tour » de la ville, la dégustation de spécialités locales et l'option char à voile.
A part le « Ch'ti tour », la ville propose d'autres endroits touristiques. Le beffroi et les remparts présentent des monuments architecturaux qui passent souvent inaperçus au profit du « Ch'ti tour ». « On ne savait pas que Bergues était une ville médiévale avec remparts, on est agréablement surpris » avouent la plupart des touristes. Pourtant, l'augmentation de 1600 visites culturelles à 5 000 montre que la ville flamande dispose d'autres endroits attirants dehors les lieux de tournage. Les hôteliers craignent qu'après quelques mois « l'euphorie des Ch'tis » va passer. Pour cette raison ils essaient de bénéficier de l'intérêt existant en créant une multitude de produits dérivés ch'tis : des cartes postales, des tee-shirts, des casquettes.
Les restaurateurs font aussi preuve d'imagination : à part la cuisine traditionnelle flamande (« les flammekuches, le pot'je vleche, le welsh, la carbonnade flamande, les frites-fricadelles ») on trouve sur la carte « les flammekuches ch'ti », la « Pizza ch'ti » avec du maroilles, la véritable « ch'ti gaufrette » amusante. Et dans la charcuterie, la saucisse « Biloute » et le « pâté ch'ti », produits grâce auxquels le chiffre d'affaires du charcutier a augmenté de 50%. C'est intéressant de constater que les produits « ch'tis » marchent bien, mais ils laissent un peu de place pour les produits locaux. A la recherche du « Maroilles » dans la fromagerie, les clients demandent aussi le fromage local de Bergues. Le fromage « Maroilles » (évidemment pas de Bergues, mais de la ville de Maroilles) est produit dans l'Avesnois et jouit d'une hausse de ventes considérable. « La vague ch'ti » provoque des changements dans la région.
L'intérêt touristique vers la région augmente
L'influence de « la vague ch'ti » s'étend à toute la région de Nord-Pas-de-Calais. Suivant l'étude de l'agence Protourisme, la région attire plus de touristes que les dernières années. En juillet 2008, elle enregistre entre 3 et 5 % de visiteurs de plus que l'année dernière.
« Grâce au film, les gens ont découvert et se sont identifiés aux valeurs du Nord-Pas-de-Calais », constate Didier Arino, directeur de l'enquête. Au Comité régional du tourisme (CRT) on avoue qu'à la fin de juin 2008 les prévisions de réservations atteignent même plus de 10% d'augmentation. Pour Alain Etienne, du Comité régional du tourisme, l'effet Bienvenue chez les Ch'tis est réel et ne profite pas qu'à Bergues. La ville de Dunkerque par exemple n'attire pas seulement avec ses plages, mais aussi avec les visites plus fréquentes du beffroi.
Les touristes viennent aussi dans la région à cause des prix, moins chers par exemple que ceux des destinations de la Méditerranée. Les hôteliers de Nice-Côte-d'Azur, par exemple, annoncent un recul de 3 à 4 % du marché. Selon Didier Arino, « la vague ch'ti » peut avoir un effet durable pour la région à condition que les nouveaux touristes soient satisfaits des conditions touristiques. Il constate le changement du statut de la région par rapport aux années précédentes : « On était la quatorzième région touristique sur vingt-deux il y a dix ans. On est dans les dix premières depuis deux ou trois ans.»
Conclusion
Après avoir fini la recherche sur terrain, on peut constater, que le film Bienvenue chez les Ch'tis a causé une influence stimulante sur la ville de Bergues et la région Nord-Pas-de-Calais. Dans ce sens « la brochure touristique déployée » a bien fait son travail. Mais cela ne va pas dire, que la représentation imaginée proposée correspond à la réalité. Même après avoir reçu le nom « capitale symbolique des Ch'tis », Bergues garde ses origines flamands : un fait que les habitants locaux ne pourraient pas, mais aussi peut-être ne voudraient pas dédire.
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